Régulation émotionnelle par la création: les bienfaits de l’art-thérapie

Écrit par Alice Albertini, art-thérapeute MA (art-thérapie à modalité plastique)
Introduction
Imaginez un enfant de six ans, les poings serrés, le visage crispé de colère, qui explose à la moindre frustration. À l’école comme à la maison, ses émotions débordent. On le décrit comme « difficile » et « impulsif » , mais en réalité, il n’a simplement pas encore appris à apprivoiser ses émotions. On prend l’exemple des enfants, alors que les adultes ont parfois le problème inverse : ils peuvent si bien réprimer leur monde émotionnel dans un contexte social au point de ne plus savoir ce qu’ils ressentent réellement.
La régulation émotionnelle est cette capacité à reconnaître, comprendre et moduler ses émotions de manière équilibrée. C’est une compétence qui soutient notre santé mentale, nos relations et notre équilibre. Pourtant, beaucoup d’enfants – et d’adultes – n’ont jamais appris comment faire. Les émotions peuvent paraître trop intenses, confuses, ou trop douloureuses pour être exprimées, surtout lorsqu’il y a eu du stress chronique ou des blessures invisibles. Il existe également des contextes ou l’expression émotionnelle est carrément rejetée ou jugée alors que la rationalité est considérée comme la référence.
Dans certains cas, il ne suffit pas de « respirer un bon coup » ou de gribouiller seule dans un coin avec un outil créatif de croissance personnelle. C’est là que la thérapie devient nécessaire, pour offrir un espace sécurisé, accompagné par quelqu’un de compétent.
L’art-thérapie, cette approche qui combine la psychothérapie avec l’expression artistique, est une solution a considérer: elle permet de canaliser l’énergie créative dans un cadre bienveillant, tenu par un-e professionnel-le. Le métier d’art-thérapeute ne s’improvise pas et une solide formation (plusieurs années) incluant pratique et théorie est nécessaire. L’essentiel du suivi, c’est la relation avec l’art-thérapeute : une présence empathique, qui guide et soutient l’expression de la personne, avec des connaissances en psychologie et en arts plastiques. Ce n’est pas « juste dessiner parce que ça fait du bien » — c’est créer, accompagné par autrui, pour se comprendre et apprendre à se réguler.
L’importance de la régulation émotionnelle
Comprendre la régulation émotionnelle, c’est d’abord reconnaître que les émotions ne sont pas un problème en soi. Elles sont des réactions internes, physiologiques et psychologiques, qui apparaissent face à des situations perçues comme significatives. Elles nous informent sur ce que nous vivons : la peur nous protège, la colère marque une limite, la tristesse parle d’une perte, la joie nous relie. Les émotions révèlent nos besoins, nos vulnérabilités, nos élans — elles sont des mouvements intérieurs naturels et précieux.
Mais lorsqu’elles deviennent trop intenses, mal comprises ou impossibles à exprimer, elles peuvent nous submerger et créer du déséquilibre et du stress. C’est là qu’intervient la régulation émotionnelle : la capacité à moduler nos réponses pour mieux traverser ce qui nous habite, sans refoulement ni débordement.
Le film d’animation Vice-Versa (Inside Out, 2015), inspiré des recherches de Paul Ekman et Richard Davidson (1994), illustre magnifiquement ce processus. En personnifiant les six émotions de base (joie, tristesse, peur, colère, dégoût, surprise), il montre combien chacune joue un rôle essentiel dans l’équilibre intérieur. L’histoire rappelle aussi que vouloir éliminer une émotion — comme la tristesse — affaiblit l’ensemble du système. C’est un support très utile pour aborder la régulation émotionnelle, autant avec les enfants qu’avec les adultes.
Sur le plan neuropsychologique, ce processus s’appuie sur l’interaction entre le système limbique (siège des émotions) et le cortex préfrontal, qui permet le recul et l’intégration (Siegel, 2015 ; Gross, 2014). La transformation émotionnelle ne consiste pas à « faire taire » ce qu’on ressent, mais à lui donner une forme, un langage, un espace d’accueil.
À l’inverse, la suppression ou le déni des émotions douloureuses peut, à long terme, entraîner du stress chronique, de l’anxiété, des troubles du sommeil, ou des douleurs physiques (Haeyen, 2018). C’est pourquoi apprendre à réguler ses émotions est une compétence essentielle — et parfois, cela se fait dans le cadre d’une relation thérapeutique sécurisante.
L’Art-Thérapie : une voie intéressante pour adresser les émotions
L’art-thérapie offre une voie pertinente pour explorer, exprimer et transformer les émotions. Bien entendu, la prise en compte de tout diagnostic de santé mentale (TDAH, TSA, trouble anxieux, trauma…) fera partie d’un suivi incluant la régulation émotionnelle comme objectif.
L’ar-thérapie permet de mobiliser la créativité de la personne, car elle active directement les zones du cerveau limbique (émotionnel) tout en apaisant les fonctions cognitives (Hass-Cohen & Carr, 2008). Ainsi, l’acte de créer permet d’accéder à ce qui est confus ou trop douloureux pour être dit en mots.
Le processus créatif agit comme un espace de symbolisation, selon les fondements de Carl Jung (avec l’image comme voie vers l’inconscient) et D. W. Winnicott, qui voyait dans le jeu créatif un « espace transitionnel », là où l’enfant (ou l’adulte) explore en sécurité ses ressentis internes dans une forme exprimée vers l’extérieur, dans le modelage par exemple. La régulation ne se fait pas en une seule fois, elle se tisse séance après séance, dans une alliance stable et patiente.
Créer en session d’art-thérapie, c’est jouer avec des formes, des textures et des couleurs pour rendre l’invisible visible. Lorsque c’est visible, cela devient vu et reconnu. Le cadre, la liberté d’exploration, les matériaux symboliques permettent de transformer une peur en « monstre » ou une colère en larges traits de peinture jetés sur le papier. C’est dans la métaphore et l’expérimentation que l’émotion primaire peut devenir langage, et cela conduit généralement à un soulagement.
Cet acte de créer via l’émotion n’est pas une expérience seulement symbolique : le corps y participe pleinement. La texture de l’argile, le mouvement du pinceau, le contact avec le papier ou la craie créent un ancrage sensoriel (Malchiodi, 2020, Hinz, 2020). Ces gestes calment le système nerveux autonome, favorisent la présence à soi et aident à mettre une distance corporelle avec ce qui déborde à l’intérieur. C’est ce lien entre toucher, mouvement et apaisement qui rend l’art-thérapie si précieuse dans la régulation émotionnelle, en particulier dans les contextes de stress, d’anxiété ou de trauma (Haeyen, 2018).
L’art comme contenant des émotions
En art-thérapie, l’occasion de faire quelque chose de créatif offre un espace contenant, un lieu symbolique et sensoriel où les émotions peuvent être déposées, explorées, transformées — sans submerger la personne. Pour les enfants comme pour les adultes, le simple fait de dessiner à l’intérieur d’un cercle, de remplir une forme, ou de placer des éléments dans une boîte, structure l’expérience émotionnelle et aide à retrouver un sentiment de sécurité intérieure. Il faut stipuler que l’art-thérapeute professionnel-le sera en mesure d’accompagner ses clients à réguler leurs émotions, seulement en développant sa propre auto-régulation, par exemple via de la supervision professionnelle.
Cathy Malchiodi (2020) insiste sur l’importance de cet ancrage sensoriel et visuel, notamment chez les enfants confrontés à des vécus difficiles : créer dans un cadre défini (un cercle, une feuille, un espace précis) soutient la régulation du système nerveux en offrant une expérience corporelle rassurante. Il est important de noter que certaines activités servent à calmer les débordements en favorisant l’expression quotidienne, d’autres à réguler une crise émotionnelle récurrente, qui demande un suivi plus soutenu.
Dans son ouvrage « Art Therapy and Emotion Regulation Problems » Suzanne Haeyen présente ses travaux cliniques avec des adultes borderlines, montre que la création artistique aide à “rendre visible l’invisible”. En modelant une émotion sentie comme abstraite, en structurant une sensation floue à l’intérieur d’une forme définie, la personne peut prendre de la distance, observer ce qu’elle ressent, et commencer un processus de transformation de l’intensité (ou la lourdeur). L’art devient alors un outil actif de régulation émotionnelle : non pas une fuite ou une distraction, mais un moyen d’entrer en relation avec soi-même de manière contenue et symbolique (Haeyen, 2018).
Créer dans cet espace d’art-thérapie (tenu par l’art-thérapeute), c’est tenir ensemble l’émotion vécue et le moi — sans débordement ou impulsion — et permettre à quelque chose de plus stable d’émerger.
Activités inspirées de l’art-thérapie pour la régulation des émotions
En art-thérapie, la manière dont on propose une activité créative influence directement son effet régulateur. C’est pour cela que la présence « permissive » et accueillante de l’art-thérapeute est si cruciale dans le processus. Il ne s’agit pas seulement de dessiner ou de peindre, mais de choisir des médiums et des consignes qui soutiennent le système nerveux, en fonction de l’émotion à accueillir, tout en étant accompagné par l’art-thérapeute.
Le dessin ouvert donne accès à l’émotion spontanée, alors que le dessin dirigé (comme proposé par Berman, 2022) canalise l’insécurité d’une personne (qui a peur de la page blanche) dans une consigne claire : "Dessine un lieu sûr" ou "Donne une couleur à ta colère". Ces approches conviennent aux enfants, mais peuvent aussi être adaptées aux adultes. La consigne dépendra bien sûr du type de clientèle que l’art-thérapeute accompagne.
La peinture, avec son aspect fluide, engage le corps dans un mouvement de décharge et de libération. Elle est utile pour sortir de l’agitation mentale ou de la tristesse. Elle n’est pas adaptée à certains publics qui réagissent fortement à la sursimulation sensorielle, voilà pourquoi une formation aux effets de différents matériaux plastiques est importante (Hinz, 2020).
L’argile, matière malléable, permet à l’enfant (ou à l’adulte) de revenir dans ses sensations m (Hinz, 2020). Selon Erica Curtis (Working with Anger Creatively, 2019), elle est bien indiquée pour canaliser la colère sans la nier, parmi d’autres matériaux.
Les mandalas structurent l’espace intérieur et favorisent un retour au calme, tandis que le journal créatif, en combinant mots et images, aide à mettre en sens ce qui a été vécu.
De nombreuses idées de propositions créatives sont détaillées dans notre dernier E-Book “Régulation des émotions par l’art-thérapie”, qui propose 82 activités concrètes, adaptables selon l’âge et les besoins émotionnels. Cet ouvrage est destiné aux art-thérapeutes en pratique et à d’autres accompagnants du soin qui utilisent les arts plastiques dans leur pratique.
Études de cas
Dans l’ouvrage Pratiquer l’art-thérapie (2019), Dr Annie Boyer Labrouche décrit l’accompagnement d’un homme appelé Monsieur B, un patient hospitalisé souffrant de psychose. À travers une pratique libre de la peinture, Monsieur B. a pu exprimer des traumatismes profonds, mettre en scène ses délires à travers un personnage, et ainsi bénéficier d’un contenant thérapeutique à travers la symbolisation artistique. Le cadre ritualisé et la présence bienveillante de l’art-thérapeute ont permis à ses fantasmes archaïques d’être symbolisés, tout en étant contenus dans un espace sécurisant.
Dans Art Therapy and Emotion Regulation Problems, Suzanne Haeyen accompagne une femme souffrant de trouble de la personnalité borderline. En travaillant l’argile, la patiente façonne un noyau dur et rugueux qu’elle entoure progressivement d’une enveloppe douce. Ce modelage devient une métaphore puissante de ses états internes : dureté défensive, besoin de protection. Le contact avec la matière permet une régulation sensorielle immédiate, et la symbolisation soutient l’élaboration psychique. Cette proposition la aidée à contenir ses émotions plutôt que de les projeter.
Dans Essential Art as Therapy for Youth, l’art-thérapeute Leah Guzman décrit l’accompagnement d’un jeune de 11 ans, sujet à de fortes colères à l’école et incapable d’exprimer ce qu’il ressentait. Elle lui propose une activité de dessin gribouillé, où il projette sa colère à travers des gestes amples et des couleurs intenses. Au fil de la séance, ses mouvements se calment, et il exprime un soulagement : « ma tête ne bourdonne plus ». Cette approche l’a aidé à nommer sa frustration et à mieux gérer ses émotions au quotidien, sans même discuter d’un « problème » avec lui. C’est le processus créatif qui sert de contenant et d’accompagnement à ce que cet enfant vivait.
Conclusion
L’art-thérapie offre une option concrète – avec son aspect non verbal - pour accueillir, comprendre et transformer les émotions « compliquées ». Qu’il s’agisse d’enfants, d’adolescents ou d’adultes, la création permet de donner forme à ce qui est souvent difficile à dire à travers le langage. Elle soutient la régulation émotionnelle non seulement par la symbolisation, mais aussi grâce à l’ancrage sensoriel et au cadre sécurisant de la relation thérapeutique avec l’art-thérapeute (convenablement formé).
La régulation émotionnelle est un élément essentiel du bien-être psychique, mais elle ne s’acquiert pas toujours naturellement. L’art-thérapie offre un cadre sécurisant pour accompagner cette capacité : à travers le geste, la matière, la métaphore, les émotions peuvent s’exprimer autrement. Créer, c’est réguler, mais aussi symboliser, transformer, accepter, intégrer. Et cela se fait dans l’alliance: l’art-thérapeute soutient, module, accueille ce qui émerge, sans jugement.
Dans une démarche thérapeutique, la régulation émotionnelle n’est pas le seul objectif, mais elle en est souvent une porte d’entrée, en particulier face à la colère, l’anxiété, le chagrin ou la confusion émotionnelle. Pour celles et ceux qui accompagnent leur clientèle ou qui veulent piocher des idées à ce sujet, nous avons conçu un Ebook complet — « Régulation des émotions par l’art-thérapie », qui propose 82 activités classées selon les objectifs thérapeutiques (reconnaître ses émotions, peurs, tristesse, colère ou paix). Pour en savoir plus, clique ici.
RÉFÉRENCES
Berman, Lauren (2022). The Self-Regulation Workbook for Kids: CBT Exercises and Coping Strategies to Help Children Handle Anxiety, Stress, and Other Strong Emotions. Rockridge Press.
Curtis, Erica (2019). Working with Anger Creatively. Jessica Kingsley Publishers.
Ekman, P. E., & Davidson, R. J. (1994). The nature of emotion: Fundamental questions. Oxford University Press.
Guzman, Leah (2020). Essential Art as Therapy for Youth: Creative Ways to Express BIG Emotions. Rockridge Press.
Gross, James J. (2014). Handbook of Emotion Regulation (2e éd.). The Guilford Press.
Haeyen, Suzanne (2018). Art Therapy and Emotion Regulation Problems: Theory and Workbook. Jessica Kingsley Publishers.
Hass-Cohen, Noah & Carr, Richard (2008). Art Therapy and Clinical Neuroscience. Jessica Kingsley Publishers.
Hinz, L. D. (2019). Expressive therapies continuum: A framework for using art in therapy. Routledge.
Malchiodi, Cathy (2020). Trauma and Expressive Arts Therapy: Brain, Body, and Imagination in the Healing Process. The Guilford Press.
Siegel, Daniel J. (2015). Le cerveau de votre enfant. Les arènes.
Boyer-Labrouche, Annie (dir.)** (2019). Pratiquer l’art-thérapie. Dunod.
Vice-Versa (Inside Out, 2015), film d’animation produit par Disney, réalisé par Pete Docter et
Ronnie Del Carmen